A l’occasion du lancement de l’annuaire La French Stack (http://www.lafrenchstack.fr), retrouvez ici une analyse en deux volets sur l’essor des newsletters éditoriales.
Aujourd’hui, 1er volet : Comment expliquer le phénomène des newsletters ?
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Mettons les pieds dans le plat : pourquoi une telle mode s’est-elle développée autour de ce qui semble n’être qu’une renaissance des blogs, à la différence qu’il s’agit aujourd’hui d’envoyer les articles en question par email ? Les newsletters ne sont-elles pas simplement des « blogs envoyés par mail », version 2020 ? La question mérite d’être posée, à au moins deux égards :
- La « hype » autour des newsletters, symbolisée par la popularité de la plateforme Substack, n’est-elle pas « survendue » par rapport à ce qu’elle est vraiment ?
- La vague des blogs, après avoir connu elle aussi son heure de gloire, avait fini par s’éteindre, dévorée par Facebook et Twitter ; pourquoi celle-ci serait-elle plus pérenne ?
Cet article fournira des éléments de réponse pour que chacun se fasse son propre avis. Mais soulignons d’ores et déjà trois points.
1/ D’abord sur le contenu : les blogs ne proposaient pas exactement le même type d’articles que les newsletters aujourd’hui. Dans le cas des blogs, il s’agissait fréquemment - même si des contre-exemples pourraient être retrouvés - de billets d’opinion, écrits par des éditorialistes en herbe qui étaient parties prenantes de ce qu’on appelait alors le « web 2.0 ». Par contraste, les newsletters actuelles sont souvent conçues comme des mini-média indépendants, le plus souvent axés autour de thématiques spécifiques, proposant du contenu d’analyse et/ou de curation.
2/ Ensuite sur le format : pour citer l’analyste Marie Dollé de la newsletter « In Bed With Tech », « si vous regardez le mécanisme de Substack, l’article est d’abord envoyé aux abonnés dans leur boite mail avant d’être publié en ligne. Les blogs fonctionnaient dans l’autre sens : le contenu était d’abord publié sur le blog et ensuite envoyé par mail...où il fallait [le plus souvent] cliquer pour accéder au blog. Désormais, on lit directement dans la boite mail un long-format. Voilà la spécificité des « blogletters » [néologisme qu’elle a inventé], qui sont « incrustées » dans les mails ».
En d’autres termes : « Substack propose une newsletter associée à un site et pas l’inverse. (…) Ce système permet à la fois de chérir ses audiences et d’attirer les curieux puisque le site où est éditée la newsletter est construit avec de nombreux call-to-actions qui incitent à s’abonner. Tout est fait pour que l’internaute de passage s’inscrive » comme elle l’explique ici.
Ce point n’est pas qu’une question marketing : dans le cas de la newsletter sur la technologie de l’analyste Ben Evans, par exemple, il n’est pas possible de consulter publiquement les archives sur le site de l’auteur. Seuls les abonnés (y compris en version gratuite) peuvent accéder aux anciens numéros de la newsletter…dans leur boite mail uniquement (à partir de leur date d’inscription).
3/ Enfin et surtout, cette nouvelle vague se développe justement en réaction aux problèmes posés par ce qui avait englouti la première : les réseaux sociaux. Ces problèmes sont bien connus mais j’y reviendrai plus en détail plus bas, ce point étant crucial. La newsletter version 2020 se pose en contre-modèle, dans une sorte de mouvement de balancier (avec, donc, quelques différences par rapport à la première version).
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En réalité, comprendre le succès des newsletters implique de distinguer deux types de facteurs :
Les facteurs qui étaient déjà présents à l’ère des blogs et qui avaient fait le succès de ceux-ci. Ces facteurs n’avaient pas disparu ensuite, mais avaient plutôt été exploités pour porter la vague de Twitter, dont le format est axé autour de réflexions très brèves (qui se sont allongées avec le développement des threads ces dernières années, formant parfois de véritables billets de blog revisités) ; aujourd’hui, ils sont en quelque sorte « réactivés » en soutenant ce renouveau d’articles publiés en dehors des réseaux sociaux ;
Les facteurs sont apparus plus récemment et/ou se sont amplifiés ces dernières années (voir plus bas).
Les facteurs qui existaient déjà à l’époque des blogs
J’en vois principalement trois :
1- La capacité à construire une audience plus facilement et rapidement qu’auparavant. « Alors qu’avant vous aviez besoin de l’échelle permise par les kiosques et librairies, désormais avec Internet chaque auteur peut se construire une audience » : une évidence que rappelle ici l’investisseur Andrew Chen (dont le fonds a investi dans Substack) et qui expliquait déjà la vague des blogs dans les années 2000 mais qui n’en reste pas moins vraie – et plus encore qu’il y a 10-15 ans.
2- Un terrain d’expression ouvert à tous les créateurs potentiels, quelle que soit leur origine ou position professionnelle. Sur les plateformes de newsletters comme Substack, « tous les types de plumes – qu’ils soient journalistes, blogueurs, analystes » sont mis sur le même plan, souligne Andrew Chen (…même si en pratique, et sans en faire la promotion, Substack attirent certaines plumes « stars » avec des subventions parfois conséquentes).
Il y a aujourd’hui toute une vague de journalistes qui se lancent sur Substack : des reporters travaillant auparavant pour BuzzFeed, pour le Wall Street Journal, pour Bloomberg…
Mais il y en a bien d’autres aussi. Attention à un biais : les articles et reportages consacrés à Substack dans les médias « traditionnels » sont réalisés par des journalistes qui, souvent, s’intéressent surtout au choix d’autres journalistes professionnels de franchir le Rubicon. C’est un angle intéressant mais réducteur : le phénomène va bien au-delà. Il faut rappeler que dans l’immense majorité des cas, les créateurs qui publient sur Substack et les autres plateformes ne sont pas issus du monde du journalisme (et ne cherchent d’ailleurs pas à vivre de leur newsletter). Se concentrer uniquement sur les newsletters de journalistes professionnels revient donc à déconsidérer la longue traine de créateurs et contenus qui, pour certains, méritent tout autant le détour (disclaimer : je reconnais être juge et partie, étant moi-même auteur d’une newsletter… 😉).
Plus encore (même si là aussi le sujet était déjà en discussion il y a plus de dix ans) : la distinction perd de son sens. Elle ne disparaît pas totalement, évidemment : un journaliste professionnel dispose d’une formation, d’une expérience et de contacts qui n’ont rien de superflu sur ce nouveau terrain. Mais ce terrain ne correspond qu’en partie seulement aux fonctions de journaliste, pour 3 raisons :
-D’abord parce qu’il requiert aussi des compétences en communication, gestion de communautés, marketing (que ce soit pour la construction de la marque, la promotion de la newsletter, la politique tarifaire...), etc.
-Ensuite parce que le travail de certains créateurs peut être volontairement bien moins journalistique que d’autres ;
-Enfin et surtout, parce que comme le dit ci-dessous cet internaute, « avoir côte-à-côte sur Substack des journalistes et des non-journalistes brise une distinction datée. Les consommateurs veulent simplement apprendre auprès d’experts qualifiés » - or un bon analyste n’a pas besoin d’être (ou d’avoir été) journaliste. L’exemple de la newsletter de l’analyste Ben Evans (ex-investisseur) est particulièrement éloquent (de même que Stratechery, l’autre newsletter tech très réputée).
3- L’envie de proposer (côté créateurs) et découvrir (côté lecteurs) des contenus différents de ce que proposent les médias traditionnels : sujets de niche ou très spécifiques, angles originaux, prises de position particulières ; etc. Là encore ce constat pouvait être fait à l’ère des blogs, mais se retrouve aujourd’hui sans doute de façon plus accrue (comme l’exprime le co-fondateur de Substack : « il existe un réel appétit pour quelque chose de différent et digne de confiance. Il y a une soif de partager des réflexions et idées sur des domaines d’intérêts divers »).
Shangyuan Wu, qui enseigne sur les nouveaux médias à la National University de Singapour, décrit le paysage médiatique de demain comme la coexistence de médias traditionnels et d’auteurs utilisant des plateformes d’auto-éditions. Pour lui, « les marques déjà très établies, dont la fiabilité est connue, continueront d'être appréciées par le public. Les médias auto-publiés semblent jouer un rôle différent (du moins à ce stade) : transmettre un contenu spécifique vers des publics ayant des intérêts spécifiques ».
Une précision sur ce point : il ne s’agit pas seulement de creuser des sujets de niche, mais bel et bien, aussi, d’analyser différemment et/ou plus en profondeur des sujets majeurs déjà traités par des médias traditionnels. Pensons au cas de la Chine, dont les enjeux sont couverts de façon inégale (en quantité comme en qualité) par les médias généralistes, avec un biais parfois manichéen aux Etats-Unis. Il n’est pas surprenant qu’une des newsletters connaissant le plus de succès sur Substack, Sinocism, soit celle qui propose aux lecteurs de devenir « plus intelligent à propos de la Chine », avec une lecture d’événements différente de ce qu’on peut lire ailleurs. « Attendez-vous à de nouveaux acteurs capables de présenter différentes versions d’une réalité au public » pronostique ainsi Shangyuan Wu.
Les facteurs apparus plus récemment et/ou amplifiés ces dernières années
Entrons maintenant dans le vif du sujet. Si la newsletter n’est pas un nouveau format, plusieurs raisons expliquent que les quelques exemples jusqu’ici isolés soient aujourd’hui rejoints par une cohorte de nouveaux arrivants.
1- La fatigue des contenus postés sur les réseaux sociaux, que l’on peut détailler en 4 grands sous-ensembles de problèmes : scroll infini et autres techniques de captation de l’attention ; sentiment de futilité et/ou de perte de temps ; très grande hétérogénéité des contenus qui force à faire soi-même un tri chronophage et fastidieux ; atmosphère jugée anxiogène entre les polémiques incessantes, la dureté des commentaires et les trolls.
(ci-dessous, la page d’accueil de Stoop Inbox, application de découverte et de lecture de newsletters)
En creux, on peut reformuler ainsi une large partie du succès des newsletters : le besoin d’accéder à des réflexions de qualité et une curation de contenus intéressants sans avoir à filtrer soi-même ; de sortir des pièges chronophages des réseaux sociaux ; et de se sentir à l’abri du buzz incessant et des commentaires agressifs.
Le modèle de la newsletter est « vu comme un antidote au modèle d’Internet attrape-clics et publicitaire », confirme l’auteur Adam Keesling. « Il s'adresse en particulier à une population qui passebeaucoup de temps sur les réseaux sociaux textuels comme Twitter et Reddit, où il est facile de perdre des heures de sa journée sans le vouloir. La promesse d'une relation directe avec un créateur, et d’un espace plus intime et à l’abri des commentaires de trolls, est séduisante. L’email rend possible cet espace ».
Ce faisant, il ouvre également la voie à des créations atypiques, comme Flow State qui envoie « 2h de musique parfaite pour travailler » chaque jour ouvré ; ou bien Une page de Proust par jour ; ou encore cette newsletter de bande-dessinée. Le champ des possibles est vaste, bien au-delà des formats classiques d’articles ou de sélection de liens.
Ci-dessous, une partie des facteurs de succès des newsletters, récapitulée en une image par Jean Abbiateci de la newsletter Bulletin :
2- L’envie de se dégager des tentacules des algorithmes
Aux différents facteurs cités ci-dessus, il faut en ajouter un autre qui mérite une mention spéciale : le mécanisme des algorithmes qui décident eux-mêmes ce qui est affiché à chaque internaute, avec des critères de décision vus comme arbitraires, opaques, et trop souvent non-bénéfiques (…comme on le voit avec les polémiques qui peuplent fréquemment Twitter et infestent les fils d’actualité, renforcées par les multiples réactions d’indignation qui contribuent elles-mêmes à l’atmosphère pesante).
Le problème est d’autant plus important qu’il ne se pose pas uniquement à ce qui est affiché, mais aussi à ce qui est masqué, censuré, et fermé unilatéralement. Les exemples sont multiples ; pas plus tard qu’hier soir, on apprenait que « le très drôle groupe Facebook "Je suis un Illuminati et je vous emmerde" qui référence les délires des complotistes les plus perchés et où tout le monde joue à commenter comme si on était tous des lézards extra-terrestres, a été repéré par les robots comme un recueil de fake news et va sans doute fermer ».
L’anecdote peut sembler futile, mais l’enjeu derrière ne l’est bien sûr pas du tout. En 2018, dans un rapport pour le think tank Digital New Deal, je soulignais déjà (pages 10 et 11) les dangers posés par les cas de censure injustifiée de contenus et de pages sur les réseaux sociaux, en raison d’algorithmes forts peu intelligents... Deux ans plus tard le problème reste entier. Il n’est pas dès lors surprenant que des créateurs cherchent à construire une audience à l’extérieur de ces médias sociaux, aux décisions arbitraires, imprévues et donc potentiellement risquées.
3- Le développement de la « passion economy »
Le succès de Substack s’inscrit dans un mouvement plus vaste, appelé la « passion economy » : l’expression englobe d’une part une catégorie émergente de créateurs de contenu, d’autre part les plateformes qui forment l’infrastructure vitale de ce secteur en développement (Substack, Twitch, Onlyfans, etc.).
Ces nouveaux outils « permettent aux créateurs de concevoir, distribuer et monétiser leurs contenus et leur audience tout en rivalisant avec des marques de médias déjà établies » écrit l’observateur Eric Feng, qui parle de « Digitally Native Vertical Creators », en clin d’œil au concept de « Digitally Native Vertical Brands » bien connu en marketing : « en cette période de covid, la meilleure façon pour les créateurs d’atteindre le public est d’être en ligne et sans intermédiaire » - les intermédiaires considérés étant les réseaux sociaux.
La tendance, au-delà des newsletters, est donc aux créateurs prenant leur indépendance des grandes plateformes algorithmiques (soulignons que Substack est une plateforme mais que la distribution de son contenu ne dépend pas d’un algorithme du même type que sur les réseaux sociaux). Le tweet ci-dessous résume ainsi les évolutions des tendances de ces 10 dernières années :
Le covid a accéléré le phénomène : la croissance des plateformes de la “passion economy” n’a jamais été aussi forte que depuis mars.
4- L’évolution des mentalités sur les paiements en ligne pour du contenu (…et au-delà)
Le phénomène des newsletters ne serait pas probablement aussi important sans une certaine évolution des mentalités chez une partie des internautes dans leur rapport aux dépenses sur Internet. Si le e-commerce est répandue depuis longtemps (bien qu’il se développe encore plus fortement chaque année), l’acte de payer pour du contenu était jusqu’ici bien moins ancré.
Aujourd’hui le boom des abonnements numériques à la presse traditionnelle et le développement des soutiens financiers aux créateurs de la « passion economy » témoignent d’une mutation en la matière. La proportion d’internautes concernée reste évidemment faible, mais elle semble en croissance. Il est ainsi intéressant d’aller les statistiques de sommes récoltées sur la plateforme Tipeee. Celle-ci a franchi en septembre la barre des 15 millions d’euros récoltés par la plateforme. A ce jour ce sont plus de 250 000 personnes qui ont versé de l’argent à des créateurs sur Tipeee, avec un ticket moyen de 43 euros par an par « Tipeur » pour soutenir ses créateurs favoris.
La perception de la valeur apportée par les créateurs indépendants semble donc se renforcer : l’acte de soutenir financièrement les créateurs que l’on suit se démarginalise peu à peu.
Pour reprendre l’exemple de la newsletter payante Sinocism sur la Chine, deux témoignages de lecteurs abonnés cités par le South China Morning Post s’inscrivent bien dans cet état d’esprit :
« Je paie pour le contenu de Bill [l’auteur] depuis qu’il a activé cette option, parce que je crois qu'il faut payer pour du bon contenu. C'est de loin le meilleur aperçu de ce qui se passe en Chine, en particulier sur les questions politiques et internationales, y compris en comparaison des médias chinois et étrangers » (Steve Mushero, DG de l’entreprise ChinaNetCloud basée à Shanghai)
«Auparavant, quand un lecteur américain lisait un article sur la Chine dans le New York Times ou le Wall Street Journal, c'était leur seule lecture du jour sur le sujet. Maintenant qu'il y a autant de médias qui couvrent la Chine, les lecteurs ressentent vraiment le besoin de trouver quelqu'un en qui ils peuvent avoir confiance pour identifier tout le bon contenu pour eux » (Mark Natkin, fondateur de Marbridge Consulting).
Mais il est possible d’aller un cran plus loin : un nombre croissant de lecteurs semblent prêts à payer, plus encore que pour du contenu spécifique, pour un accès privilégié à la communauté entourant l’auteur de ce contenu.
Marie Dollé, de la newsletter Bed in Tech, estime ainsi que « nous nous éloignons du financement de projets spécifiques pour financer des personnes ; les lecteurs sont prêts à payer pour un contenu qui leur offre un accès direct avec le créateur et un sentiment d’appartenance et d’identité ».
Elle cite l’investisseuse Sari Azout : « Ce que je trouve intéressant, c’est la différence entre un contenu public et participatif. Le contenu peut être public et accessible à tous, mais cela ne veut pas dire qu’il est ouvert à la participation de tous : il faut s’investir et s’abonner si l’on veut participer et avoir une relation avec le créateur ».
Marie Dollé cite deux exemples intéressants :
« L’auteur N.K Jemisin propose un membership qui permet de visionner les drafts de certains de ses articles ou lire en avant-première des nouvelles qui n’ont pas été publiées auparavant.
Gaslit Nation, qui couvre "la corruption dans l’administration de Trump et la montée de l’autocratie dans le monde" est un podcast drivé par les écrivains Sarah Kendzior et Andrea Chalupa. Un des niveaux de membership comprend un podcast bonus de questions-réponses où les animateurs répondent aux questions de leurs abonnés premium. Une autre formule d’adhésion offre la possibilité de suggérer des idées d’épisodes, des invités, et d’être inclus dans le générique de chaque émission en tant que producteur. »
5 - Le développement de créateurs-entrepreneurs
Ce point est simplement le corollaire des deux précédents, plus qu’un facteur explicatif à part entière. C’est l’occasion ici d’ajouter une autre différence entre les newsletters et les blogs, outre les trois déjà citées en début d’article : les auteurs de newsletters de la décennie qui va s’ouvrir seront plus entrepreneurs que les auteurs de blogs de la fin des années 2000. Pour une partie de ces nouveaux auteurs, il ne s’agira en effet pas simplement d’écrire mais bien de gérer un mini-business personnel (parfois pas si « mini » puisque certaines publications embauchent et se transforment de facto en…rédaction).
L’entrepreneur Jarrod Dicker, dans un article intitulé « Media 2020: Rise of the Renaissance Creator », développe cette idée de « marque personnelle » pour les créateurs de contenu, annoncée depuis longtemps mais qui n’avait pas franchement décollé jusqu’il y a peu :
« Tandis que les médias historiques passeront du temps à se restructurer et à soigner leur marque, nous verrons de plus en plus d'individus quitter ces grandes marques et devenir indépendants. (…) La newsletter est à la fois une plateforme et un format. Elle leur permet de créer une micro-marque à l’extérieur des médias historiques ».
Il faut reconnaître qu’il n’y a ici rien de bien nouveau dans ce genre d’analyses, qui suscite l’enthousiasme dans le milieu technologique américain : celui-ci raffole des tendances numériques capables de « réinventer » tel ou tel secteur – ici la presse. En pratique, on peut évidemment manifester des réserves sur ce modèle, aussi bien sur sa nature même que sur ses limites (au vu du marché français on peut douter que le phénomène se répande fortement chez les journalistes français, en tout cas à court terme : le risque semble trop important) – ce sera l’objet d’un prochain article. Cela étant, il faut bien constater qu’aux Etats-Unis la tendance est bel et bien là. Les annonces de journalistes américains basculant en indépendant sur Substack se succèdent – hier encore, celle d’un journaliste de Bloomberg après six ans passés dans la maison, qui lance sa newsletter sur le monde des startups :
6- L’envie de relations moins impersonnelles et plus humaines entre auteurs et lecteurs
Ce point, déjà cité rapidement plus haut, n’est développé qu’à ce stade de l’article mais constitue bien l’un des éléments clefs pour expliquer le succès des newsletters.
Chris Best, cofondateur de Substack, décrit l’inscription à une newsletter comme un « contrat social » : le début d’une relation de confiance entre un auteur et des lecteurs. « C’est l’idée d’avoir une connexion directe entre les deux parties. En tant que lecteur, je vous donne mon email, et ensuite l’auteur me contacte et apparaît dans mon boite de réception. Chacun accepte d’entrer dans cette relation continue qui est mutuellement bénéfique ».
L’idée n’est pas nouvelle et n’est pas propre à Substack ni même aux nouveaux médias. Eric Fottorino, fondateur de l’hebdo Le 1, parlait en 2012 de « contrat de lecture » comme « salut du journal imprimé ». Il appelait alors à rétablir la confiance avec les lecteurs :
« Nos métiers sont des métiers de confiance. Si elle est entamée, le doute s’installe. (…) Plus l’info va se multiplier, plus on aura besoin d’information fiable, pertinente, qui pourra être livrée dans un climat de confiance, de contrat de lecture. (…) Dans ce contexte, il faut avoir une capacité à se singulariser, à surprendre. C’est ça, qui amènera le lecteur à payer. »
Avec Le 1 Hebdo (qui a par ailleurs en ce moment besoin de notre soutien en raison de la crise de Presstalis - format papier oblige), Eric Fottorino a réussi à appliquer ses préconisations avec succès.
Sur un tout autre plan, cette question de la confiance est là aussi au cœur du succès de la chaîne Thinkerview – un média bien moins consensuel mais qui connaît un succès très instructif que j’avais analysé l’an dernier ici.
Dans les cas des newsletters, la logique est la même : en lieu et place d’une médiation par des algorithmes, les lecteurs veulent pouvoir suivre directement des auteurs dans lesquels ils ont confiance. Et lorsqu’ils sont satisfaits, ces lecteurs n’hésitent pas à le faire savoir aux auteurs concernés, comme le cofondateur de Substack raconte : « il y a une chose qu’on entend souvent de la part de ceux qui écrivent des newsletters : ils sont surpris et frappés par les lecteurs qui répondent en privé à leur newsletter et par la teneur de ces réponses. Celles-ci sont généralement bien plus positives que les feedback qu’ils reçoivent ailleurs ».
7- Le besoin d’un meilleur contrôle sur son audience
L’investisseur et auteur Andrew Chen explique bien ce point dans le passage suivant :
« J'ai appris une dure leçon lorsque Google Reader s'est arrêté en 2013 : j'ai perdu près de 100 000 abonnés RSS. J'ai dû alors me démener pour trouver comment faire en sorte que mes lecteurs et d'autres me trouvent encore. Si vous y réfléchissez, l’actif principal que tout créateur de contenu construit – outre le contenu – est sa relation avec son audience. Or la plupart des auteurs n’ont pas le contrôle sur cette relation ; celle-ci est contrôlée par les marques de médias mères ou d’autres plateformes ».
« Puisque l’email est un format ouvert, il est durable. Il a été inventé presque en même temps que les débuts d’Internet, et il est là pour durer. Il est aussi portable : vous ne perdez pas les adresses mails de vos lecteurs si vous changez d’outil de distribution, ce qui offre un degré de contrôle supérieur à ce que les réseaux sociaux et même les flux RSS permettent en termes de portabilité de l’audience (comme bon nombre de créateurs sur Internet l’ont appris à leurs dépens). Et le délai pour construire une audience par e-mail n’est pas limité par la durée de vie d’une plateforme ou par le changement de son modèle d’affaires. »
Seule nuance à apporter : Substack est une plateforme privée. En théorie, même si elle n’a pas intérêt à le faire, rien ne l’empêche donc de prendre des décisions unilatérales comme le font certaines grandes plateformes, comme suspendre un compte donné. A charge à chaque créateur d’être prévoyant vis-à-vis de sa base d’emails.
8- Des raisons spécifiques aux médias traditionnels
-Les newsletters de journaux traditionnels : des rampes de lancement pour l’abonnement payant ?
En 2017, le New York Times a révélé que les lecteurs inscrits à leurs newsletters gratuites présentaient deux fois plus de chances de devenir des abonnés payants.
De là le boom des newsletters lancées par certains journaux ?
D’autres y voient une autre explication: avant tout un moyen de récupérer des données, avant la fin des cookies tiers. C’est ce qu’avance cet article.
9- Les limites des outils d’envois de mail, dépassés par une nouvelle génération de plateformes dédiées aux créateurs
La particularité de Substack, porte-drapeau de ces nouvelles plateformes, a été de se concentrer dès le départ sur la valeur apportée aux créateurs de contenus éditorial, et non marketing comme le faisait les outils de newsletters traditionnels.
« Nous construisons des ressources et des programmes – bourses, mentorats, subventions…- pour aider le plus de créateurs possibles à réussir » écrit ainsi Substack.
Plus prosaïquement Substack a rendu possible de développer une newsletter sans limite de destinataires dans sa version gratuite (à l’inverse de tous les prestataires de newsletters jusque-là), ce qui a sans doute été décisif dans son succès.
« L’une des grandes erreurs de Mailchimp a été de supposer que l’email resterait pour toujours un canal de marketing. Mailchimp ne s’intéresse pas à ceux qui publient. Pendant ce temps, l’email est le canal médiatique à la plus forte croissance » (Web Smith, analyste spécialisé)
Retrouvez ici le volet n°2 : Cinq choses à savoir sur Substack
Clément Jeanneau (twitter personnel ; twitter de La French Stack)
Remarquable article. Bravo et utile pour la réflexion...