Cinq choses à savoir sur Substack
A l’occasion du lancement de l’annuaire La French Stack, retrouvez ici une analyse en deux volets sur l’essor des newsletters éditoriales.
1er volet (mardi) : Analyse : comment expliquer le phénomène des newsletters (et quelles différences avec les blogs) ?
2e volet (aujourd’hui) : Cinq choses à savoir sur Substack
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0/ Principaux chiffres
La startup connait une croissance fulgurante : 11 000 abonnés payants à ses différentes newsletters en juillet 2018 ; 50 000 en juillet 2019 ; 100 000 en juillet 2020 ; 250 000 en septembre 2020.
Le revenu cumulé des 10 premiers auteurs de newsletters s’élèvent à 7 millions de dollars annuels.
Le business model est simple : Substack prend 10% du revenu des créateurs de newsletters payantes en échange de la mise à disposition de la plateforme (infrastructure technique et expérience simplifiée au maximum) et de services additionnels dans certains cas (soutien juridique, bourses, mentorat, etc.).
1/ Un modèle inspiré par WeChat
Substack s’est inspiré du modèle des WeChat Public Accounts, à en croire une enquête du South China Morning Post. Dans l’écosystème de WeChat, cet outil, qui a émergé en Chine en 2013 et a connu un succès fulgurant, permet aux médias de distribuer du contenu directement dans la boite de réception des utilisateurs de WeChat.
“WeChat Public Accounts est un outil très similaire aux newsletters de Substack. L’idée est la même : atteindre les gens directement où ils sont” explique Matthew Brennan, du cabinet de conseil China Channel. “Tout comme WeChat, Substack marche bien parce que vous avez quelqu'un sur votre mailing list que vous pouvez réellement atteindre, dont vous pouvez voir l’engagement à partir de sa boite de réception, et que vous pouvez atteindre continuellement à partir de ce même endroit”.
A l’origine, WeChat avait d’ailleurs été créé par une équipe de spécialistes de…l’email au sein du groupe Tencent.
“WeChat Public Accounts a permis à de nombreuses plumes et marques de se construire leur propre audience directe, une révolution dans un paysage médiatique chinois étroitement contrôlé, dans lequel une partie importante des journaux et chaînes de télévision sont détenus par l’Etat”, écrit le South China Morning Post.
L’une des figures de proue de ce mouvement est Xiao Han, fondatrice d’un compte d’éducation artistique très populaire, qui a quitté son poste d’animatrice à la télévision chinoise pour lancer son propre WeChat Public Account en 2013 - un mouvement qui n’est pas sans rappeler aujourd’hui celui des journalistes quittant leur rédaction pour se lancer sur Substack.
Le compte de Xiao Han, qui produit du contenu écrit et vidéo, est aujourd’hui très suivi avec plus de 1,5 million d’abonnés. Il a attiré plusieurs investisseurs en 2016 pour une levée de fonds de 15 millions de yuan (près de 2 millions d’euros).
Autre exemple : le compte “The Things About Mobile Games”, créé en 2013 par trois amis, qui analyse les tendances dans l’industrie du jeu vidéo et qui emploie aujourd’hui une douzaine de plumes à temps plein, avec une moyenne de près de 20 000 vus par article. Là encore un parallèle peut être fait avec Substack, où la newsletter payante la plus suivie, The Dispatch, compte 12 salariés.
Finalement, les deux différences notables entre WeChat Public Accounts et Substack sont à retrouver dans la nature même de WeChat : d’une part, il s’agit d’une (méga) plateforme pensée directement pour le smartphone (WeChat Public Accounts est devenu l’endroit où lire des contenus approfondis et de qualité sur son portable) ce qui n’est pas spécialement le cas de Substack ; d’autre part, à la différence de Substack qui fonde son business model sur la commission prise sur les newsletters payantes, WeChat n’a pas besoin de monétiser particulièrement cet outil, Tencent ayant d’autres sources de revenu déjà très lucratives par ailleurs, à commencer par le gaming.
2/ Des fondateurs qui voulaient explicitement imiter WeChat
Substack a été créé par des entrepreneurs dont le projet précédent était de construire une application de messagerie avec l’objectif d’en faire le “WeChat occidental”. Avant de monter Substack, Chris Best était en effet le cofondateur et le CTO (Chief Technology Officer) de Kik, pensé comme la version occidentale de WeChat. Kik, par ailleurs bien connu des suiveurs du monde des cryptomonnaies pour avoir réalisé en 2017 une ICO (Initial Coin Offering, levée de fonds en cryptomonnaies) de 100 millions de dollars, avait même, en 2015, reçu 50 millions de dollars de financement de la part de…Tencent, la maison mère de WeChat ! Chris Best s’était alors rendu dans différents médias pour affirmer explicitement que l’objectif était de répliquer le succès de WeChat.
Le plan n’a finalement pas fonctionné comme prévu : Kik est loin d’avoir connu le succès escompté. En 2017, Chris Best quitte alors l’entreprise avec deux autres salariés, Hamish McKenzie et Jairaj Sethi, pour créer une autre startup : Substack.
Ils positionnent Substack comme la plateforme dédiée aux créateurs de contenus aux champs d’expertise variés ; on retrouve ici le parallèle avec WeChat, qui avait poussé journalistes, économistes et professionnels de divers secteurs à partager leurs analyses via WeChat Public Accounts.
A noter, d’ailleurs, que Substack a depuis attiré plusieurs investisseurs chinois. “Je pense que ces investisseurs ont vu ce qui se passait sur WeChat, avec tous ces comptes de médias indépendants, le nombre de gens qui payaient, et les montants que les gens se faisaient”, estime Bill Bishop, auteur de la newsletter Sinocism sur Substack (qui a par ailleurs investi lui aussi dans la startup).
3/ La vision des fondateurs va au-delà des contenus écrits
“Substack construit la principale plateforme d'abonnement à des plumes indépendantes pour que celles-ci y publient des newsletters, des podcasts, etc.” écrit A16z, l’un de ses investisseurs principaux. On voit dès cette phrase de présentation la tension entre la culture actuelle de Substack centrée sur l’écrit et la possibilité de s’étendre au-delà, en faisant de Substack la grande plateforme de publication de contenu indépendant, qu’il soit écrit ou non.
L’un des cofondateurs le dit lui-même : “Je pense que la façon dont le podcast fonctionne est similaire à la façon dont fonctionne les newsletters. On a lancé une version bêta qui permet d’ajouter un podcast à votre newsletter et qui fait d’autres choses de ce style. Je pense qu’à long terme, ce modèle du “je veux m’abonner à des choses dans lesquelles j’ai confiance” n’est pas limitée au monde de l’écrit. Je dirais que notre priorité est sur les créateurs de contenus écrits aujourd’hui, parce que c’est ce que nous connaissons de mieux”.
4/ Les raisons officielles et officieuses du succès de Substack
Quatre raisons peuvent expliquer pourquoi Substack décolle tant (au-delà des raisons pour lesquelles les newsletters elles-mêmes sont en plein boom) :
A- La plateforme est pensée pour les créateurs de newsletters éditoriales : elle a été pionnière en la matière en proposant un outil extrêmement simple - pour ne pas dire basique - pour créer, gérer et monétiser une newsletter de ce type, et en mettant l’accent sur la marque de chaque créateur plutôt que la marque Substack.
Ce positionnement distingue Substack d’une part des outils de newsletters traditionnels (Mailchimp, etc.) qui se sont focalisés sur l’envoi de contenu marketing, d’autre part des distributeurs de contenus écrits comme Apple News qui mettent l’accent sur chaque article plutôt que sur chaque créateur.
Comme l’envisage cet internaute, Substack pourrait réussir là où les modèles de micropaiements par article ont buté, en faisant advenir et passer à l’échelle un modèle de micropaiements par créateur.
L’un des cofondateurs de Substack, McKenzie, disait d’ailleurs dans une interview vouloir permettre à chaque utilisateur de construire un “mini empire médiatique” grâce à Substack, en dehors des algorithmes des réseaux sociaux qui contrôlent la distribution du contenu.
Redonner le pouvoir aux créateurs : voilà la mission que se donne officiellement Substack, en leur permettant de construire des communautés durables avec leur audience (“Substack n’apporte pas juste un outil, mais aussi une micro-communauté, qu’elle soit ouverte ou restreinte, pour que les créateurs puissent mieux servir leurs abonnés, avec un niveau de relation plus approfondi que le simple suivi”). La slide ci-dessous, issue d’un document de 2019 accessible en ligne, montre comment les fondateurs de Substack positionnaient alors leur startup par rapport à la concurrence :
B- La deuxième raison découle directement de la première : Substack a fait sauter l’habituelle limite d’abonnés sous laquelle la gestion d’une newsletter reste gratuite. Cette limite est par exemple fixée à 2000 sur Mailchimp, ce qui est atteint rapidement lorsqu’une newsletter commence à gagner en audience (…sans pour autant rapporter d’argent lorsque le contenu est éditorial et non marketing). Ce choix, rarement cité, a été et reste majeur dans le développement de Substack.
C- La troisième raison tient à une politique non-officielle, révélée par plusieurs médias, consistant à attirer des figures du journalisme sur la plateforme en échange d’avantages particuliers que ne se voient pas proposer les autres créateurs. Des avances de l’ordre de 20 000 dollars auraient ainsi été proposées à certains journalistes pour quitter leur rédaction et lancer leur newsletter payante.
Il est évident que cette stratégie joue un rôle dans le buzz autour de Substack et s’avère manifestement efficace - du moins pour l’heure. Cette méthode, par ailleurs questionnable du point de vue de la transparence et de l’équité entre les créateurs (bien que des bourses soient aussi accessibles de façon transparente à tous), est typique des techniques d’ultra-croissance dont les startup de foodtech sont coutumières (1 repas acheté = 1 repas offert ; livraison gratuite ; etc.), en préférant viser la croissance à tout prix plutôt que la rentabilité. L’un des enjeux pour Substack sera donc de ne pas devenir trop dépendant de ces techniques de subventions pour être capable, à moyen terme, de faire basculer de nouveaux journalistes sans recourir à ces artifices - au risque sinon de faire retomber la “hype” dont elle a besoin pour continuer à grandir.
D- Enfin, l’effet “the place to be” a alimenté l’effet boule de neige et continue de jouer un rôle majeur. “Pour être honnête, je me suis inscrit sur la plateforme avec un peu de FOMO (fear of missing out) après avoir vu autant de gens la rejoindre” reconnaît par exemple Dev Lewis, auteur de la newsletter China India Networked.
5/ Le plus grand défi pour Substack : ne pas servir de simple marchepied
Substack effectue un travail d’évangélisation qui bénéficie(ra) à tout le marché des newsletters éditoriales. Aujourd’hui, elle attire l’ultra majorité des nouveaux arrivants de ce marché. Mais sa grande promesse - “votre audience vous appartient” - pourrait s’avérer demain sa faiblesse. Puisqu’il est extrêmement facile d’exporter puis réimporter son audience sur une autre plateforme, sans que cette audience ne s’en aperçoive, les créateurs présents aujourd’hui sur Substack seront nombreux à aller regarder ce que propose la concurrence, et en particulier la plateforme Ghost, qui s’éloigne du minimalisme de Substack - très pratique lorsque l’on souhaite démarrer rapidement et facilement une newsletter, mais qui peut s’avérer trop limité à moyen terme.
Certains témoignages sonnent comme des signaux faibles d’une tendance qui pourrait constituer une menace pour le leader actuel :
“Je suis un grand fan de Ghost. Une des meilleures expériences pour écrire. Je l'utilise depuis des années et maintenant qu'il propose des modèles d'abonnement, c'est encore mieux. Ce que vous obtenez avec Substack est une audience rapide si vous êtes une nouvelle plume”.
“Substack est excellent au début, totalement d’accord. Mais au bout d’un moment vous avez besoin de passer à une autre plateforme comme Ghost”.
De fait certains franchissent déjà le pas : c’est le cas, par exemple, de la newsletter The Browser (avec plus de 10 000 abonnés payants), passée de Substack à Ghost - une “prise de guerre” qui pourrait en annoncer d’autres.
Les 10% de commission pris par Substack pourraient être le facteur principal conduisant les plus grands créateurs à quitter la plateforme. Comme l’écrit un analyste, “une fois que vous atteignez une certaine échelle, ces 10% deviennent un obstacle assez important pour les créateurs, car ces frais deviennent plus chers que de passer à quelque chose comme Ghost ou reconstituer votre propre solution à l'aide d'un CMS [Content Management System] + ESP [Email Service Provider] + Paywall. J'ai parlé à quelques créateurs qui gagnent des dizaines de milliers de dollars par an qui remettent déjà en question les 10%”…
La newsletter The Discourse Blog, qui était l’un des grands symboles de réussite de Substack (plusieurs milliers d’abonnés payants) après avoir été lancée par des anciens de Gawker Media, a d’ailleurs annoncé fin septembre qu’elle quittait la plateforme pour migrer son contenu et son audience sur son propre site avec son propre système :
Nous sommes éternellement reconnaissants à Substack et à leur équipe de direction pour leur soutien, leurs conseils et leur gentillesse. Ils ont simplifié le lancement de notre premier produit payant. Nous voulons simplement faire plus que ce que nous sommes actuellement capables de faire.
Ils ont rejoint Substack
La liste des journalistes rejoignant la plateforme ne cesse de s’allonger. Aujourd’hui, c’est Glenn Greenwald lui-même, célèbre pour son rôle dans l’affaire des écoutes de la NSA révélée par Snowden, qui a annoncé sa démission de The Intercept dont il était cofondateur, et son arrivée sur Substack où il compte bien ne plus être censuré.
Cette annonce fait suite à celle de l’écrivaine Zeynep Tufekci la semaine passée :
Bien d’autres journalistes et écrivains anglosaxons ont rejoint Substack ; en voici une liste non-exhaustive :
Alex Kantrowitz et Anne Helen Petersen, deux ex-journalistes de BuzzFeed
Casey Newton, ex-journaliste de The Verge
Josh Constine, ex-journaliste de TechCrunch
Andrew Sullivan, ex-journaliste au New York Magazine
Matt Taibbi, ex-journaliste du magazine Rolling Stone
Emily Atkin, ex-journaliste au magazine The New Republic
Judd Legum, ex-rédacteur en chef de ThinkProgress
Levi Sumagaysay, ex-journaliste de Protocol
Joe Posnanski, journaliste sportif, contributeur pour The Athletic (pour lequel il écrit encore)
Joan Niesen, lui aussi journaliste sportif, débarquée de Sports Illustrated en octobre
Richard Rushfield, chroniqueur spécialisé sur Hollywood, contributeur notamment à Vanity Fair
Heather Cox Richardson, historienne, écrivaine et professeur au Boston College
Emily Oster, économiste
On notera que les deux derniers cités sont deux universitaires respectés. Le journalisme n’est donc pas le seul domaine concerné par ces arrivées. En France, il ne serait donc pas surprenant de voir tôt ou tard des personnalités d’horizons divers qui s’expriment aujourd’hui dans les médias traditionnels s’essayer à leur tour à cette plateforme. Jusqu’au moment où François Lenglet créera son Substack pour y distiller ses analyses économiques - ce jour-là, il sera alors temps, peut-être, de passer à une autre plateforme.
Par Clément Jeanneau (Twitter personnel ; Twitter de La French Stack)